La biochimie de la bière

On le sait, la bière est composée de céréales, de houblon, d’eau et de levure. Mais comment ces quatre ingrédients permettent-ils de créer des milliers de variétés de bière ? Il n’y a rien de magique, il s’agit juste de biochimie.

Du maltage à la garde, nous vous proposons un tour d’horizon des principales réactions chimiques qui s’opèrent pendant la fabrication de votre bière.

Maltage

Le malt est l’ingrédient le plus important de la bière. Il lui donne sa couleur, sa texture, et une grande partie de son goût. Surtout, c’est le malt qui fournit le sucre qui sera transformé en alcool.

Pour la bière, c’est l’orge qui est maltée grâce à un processus en 4 grandes étapes :

  • Le trempage, qui apporte à la céréale l’humidité et l’oxygène nécessaire pour lancer la germination. Cette étape dure 2 ou 3 jours, porte l’humidité des grains de 15 à 45 % et réveille les enzymes.
  • La germination, durant laquelle les radicelles et le germe se développent. Elle libère dans le grain les enzymes essentielles aux prochaines étapes du maltage, puis au brassage. Lors de la germination, l’amylase* des cellules de l’orge digère une petite partie de l’amidon (environ 5 %). Les sucres produits sont nécessaires pour porter le germe à maturité. La germination est arrêtée lorsqu’il reste approximativement 10 % de sucre dans le grain.
  • Le touraillage stoppe la germination en tuant l’embryon et fait descendre l’humidité à 3 %. Les grains sont d’abord chauffés à 50 °C environ pendant 30 heures, avant de subir une brusque montée de la température, appelée « coup de feu ». C’est cette température qui donnera la couleur finale au grain d’orge et à votre future bière. Durant le touraillage, la céréale subit la réaction de Maillard**.
  • Le dégermage consiste à éliminer les radicelles dont le goût amer n’est pas souhaité, donnant au grain la forme que les brasseurs amateurs connaissent. Les enzymes sont désactivées, mais se tiennent prêtes à agir dès que les conditions propices se présenteront.

Bon à savoir

L’orge s’est imposée comme céréale de base de la bière, car elle présente de nombreux avantages que le riz ou le blé ne possèdent pas.

En plus d’être résistante aux moisissures, l’enveloppe des grains d’orge permet de les conserver facilement et longtemps dans les silos. Sa capacité à supporter de nombreuses possibilités de touraillage donne à la bière la palette de couleurs qu’on lui connaît.

Enfin, son fort pouvoir diastasique*** fait de l’orge la candidate idéale pour une boisson alcoolisée comme la bière.

Concassage et empâtage

L’importance d’un concassage réussi

Si le malt peut être acheté déjà concassé, de nombreux brasseurs amateurs préfèrent réaliser eux-mêmes leur mouture : ils ont ainsi un meilleur contrôle sur le concassage. Toutefois, ils doivent se montrer plus vigilants lors de la mouture pour ne pas bloquer l’eau de rinçage ou nuire au rendement de l’empâtage.

En effet, le concassage sert à optimiser l’empâtage en facilitant l’accès à l’amidon du grain pour les enzymes et, ce faisant, forme la drêche, qui filtrera l’eau de rinçage.

Une fois concassé, le grain doit être utilisé rapidement et ne doit pas être humide.

La chimie de l’empâtage

L’empâtage est une étape chimique par excellence : grâce à l’action de l’eau et de la chaleur, les molécules complexes d’amidon vont être dégradées et transformées en sucres. C’est ce que l’on appelle la saccharification.

Les principales responsables de ces réactions chimiques sont deux enzymes, naturellement présentes dans les céréales, et spécialisées dans la découpe de l’amidon :

  • L’alpha-amylase, qui coupe l’amidon en gros morceaux. Elle crée les sucres complexes (appelés dextrines), trop gros pour être transformés en alcool par les levures et donnant du corps à la bière.
  • La bêta-amylase coupe l’amidon en molécules de glucose, créant le maltose. Celui-ci va intégralement être transformé en alcool par les levures lors de la fermentation.

La température de l’eau joue un rôle essentiel dans l’action des enzymes :

  • Autour de 50 °C, les protéines non solubles du malt sont dégradées en acides aminés par les enzymes peptidases. Cela aura pour effet de clarifier votre moût. C’est ce que l’on appelle le palier protéique, moins utile.
  • De 60 à 65 °C, les bêta-amylases sont performantes, alors que les alpha-amylases commencent à peine leur travail.
  • Aux alentours de 70 °C, ce sont les alpha-amylases qui sont performantes, tandis que les bêta-amylases se dénaturent.
  • Au-delà de 78 °C, les enzymes sont détruites. C’est ce que l’on appelle le mash out. En arrêtant l’action des enzymes, le brasseur stabilise sa bière.

En jouant sur les différentes températures, vous favorisez ainsi l’action d’une amylase par rapport à l’autre, et donc sur les caractéristiques finales de votre bière.

À la fin de l’empâtage, on obtient un jus sucré, le moût, qui ne contient presque plus d’amidon. Les sucres simples sont alors prêts à être fermenté par les levures lors de la fermentation.

Vous pouvez contrôler la présence ou non d’amidon grâce au test à la teinture d’iode : prélevez quelques centilitres de moût et mélangez avec une goutte de teinture d’iode. Si le mélange devient bleu/violet, c’est qu’il reste de l’amidon. L’empâtage peut alors être prolongé de quelques minutes, jusqu’à ce que le test soit négatif.

Important

Pour un empâtage réussi, veillez à utiliser au moins 60 à 70 % de malt de base, au pouvoir diastasique fort. Ce malt apportera le sucre nécessaire pour la suite du brassage.

Enfin, veillez à ce que le pH de l’eau soit compris entre 5,1 et 5,5. Si besoin, corrigez votre eau de brassage.

Ébullition

L’ébullition consiste à cuire le moût pendant 1 heure (voire plus selon les recettes). L’intérêt principal de cette étape de stabiliser et de stériliser le moût.

C’est aussi lors de l’ébullition qu’on ajoute le houblon et certaines épices ou aromates. Ces ajouts vont provoquer différentes réactions chimiques :

Isomérisation des acides alpha du houblon

Les acides alpha du houblon sont responsables de l’amertume du houblon. Lorsqu’ils sont secs, ils sont peu amers. Pour révéler toute leur amertume, ils ont besoin d’être isomérisés**** dans l’eau chaude, créant des acides iso-alpha.

S’ils se dispersent dans l’eau au bout de quelques minutes, ce n’est qu’à la quarante-cinquième minute qu’ils libèrent leur pouvoir amérisant. Lors de l’ébullition du moût, cinq types d’humulones (l’autre nom des acides alpha) libèrent de l’amertume :

  • la cohumulone, apportant une amertume dure,
  • l’humulone, source d’une amertume douce,
  • l’adhumulone, donnant une faible amertume,
  • la prehumulone,
  • la posthumulone.

Bon à savoir

Une fois isomérisés, les acides alpha sont sensibles à la riboflavine (vitamine B2) en présence de lumière et créent des composés malodorants. C’est à cause de cette réaction qu’il est conseillé de stocker ses bières à l’ombre dans un contenant le plus opaque possible.

Coagulation des protéines de malt

Lors de la cuisson du moût, des particules blanchâtres peuvent apparaître en suspension ou sur le bord de la cuve. Ce sont des albumines, issues de la coagulation des protéines du malt avec des acides aminés sous l’effet de la chaleur. On appelle aussi ce procédé « cassure à chaud ».

En grande quantité, elles sont responsables du trouble de certaines bières. Elles sont toutefois éliminées en grande partie lors du whirlpool ou se sédimenteront lors de la fermentation. Vous pouvez également utiliser de l’Irish Moss, une algue gélifiante qui clarifie la bière en agglomérant les molécules en suspension.

Les albumines jouent aussi un rôle dans la tenue en mousse de la bière. 

Fermentation

Pendant la fermentation, les levures sont à l’origine des nombreuses réactions chimiques qui vont réellement « faire » la bière. Le houblon n’est toutefois pas en reste, et n’a pas fini de libérer ses arômes.

Le travail des levures

On dit souvent que « le brasseur fait le moût et la levure fait la bière ». Ce dicton est on ne peut plus exact, tant le travail des levures s’avère essentiel. Pourtant, celles-ci ne cherchent pas à produire de la bière, elles cherchent simplement à se nourrir et se reproduire.

En plus de produire de l’éthanol et du dioxyde de carbone, et de diminuer le PH de la bière, elles produisent des centaines d’autres composés chimiques. Malgré leur quantité négligeable, ces derniers contribuent énormément aux flaveurs de la bière.

La transformation du sucre en alcool

Lorsque la levure est privée d’oxygène, son métabolisme change et permet la fermentation alcoolique.

Tout commence par la glycolyse, soit la dégradation des molécules de glucose dans le cytoplasme de la levure (zone entre la paroi et le noyau) en molécules de pyruvate. Ce sont ces molécules qui se transformeront ensuite en alcool, produisant au passage un peu d’énergie.

Une fois tous les nutriments consommés, les levures entrent dans un état de dormance. Elles s’agglutinent (ce que l’on appelle la floculation) et tombent au fond du fermenteur.

Si les réactions chimiques s’opèrent en continu, le brasseur va observer trois grandes phases :

  1. La phase de latence (lag), invisible à l’œil nu, durant laquelle les levures sèches se réhydratent et s’adaptent à leur environnement. Les cellules commencent à consommer les sucres nécessaires à leur croissance et à leur multiplication. Cette phase doit durer entre 3 et 24 heures maximum, l’idéal étant de 12 heures.
  2. La phase exponentielle, au cours de laquelle le nombre de cellules de levure augmente fortement. C’est à cette étape que sont consommés les sucres fermentescibles, et que se produit la glycolyse. L’essentiel des arômes issus de la fermentation se développe, en même temps que des composés indésirables. On observe une forte activité dans le fermenteur, avec l’apparition du krausen, et des bulles dans le barboteur.
  3. La phase stationnaire, pendant laquelle l’activité visible baisse sensiblement. Le krausen diminue, la bière se clarifie, et les flaveurs se développent. Les sucres et les nutriments étant intégralement consommés, la levure se nourrit des composés indésirables relâchés lors de la phase précédente.

Pour aller plus loin :
découvrez nos 10 conseils pour réussir la fermentation de votre bière.

Les sous-produits de la fermentation

Durant la phase de latence et la phase exponentielle, la levure produit différents composants (acides aminés, protéines…), sans impact sur les propriétés organoleptiques de la bière.

Toutefois, le processus de production de ces composés, lui, engendre la création de nombreux sous-produits ayant un impact. Parmi eux, on peut citer :

  • Les esters, qui apportent les notes fruitées. Leur production prend du temps, car la levure doit d’abord produire de l’alcool.
  • Les alcools de fusel, qui se forment lors de la fermentation alcoolique. On en dénombre une quarantaine. Ils donnent un faux goût aux arômes de la bière. Ils ne sont donc pas désirés, mais souvent présents en quantité indétectable. La plupart du temps, les souches de levure Lager produisent moins d’alcools de fusel que les souches Ale.
  • Les acides organiques, produits en quantités variables. Parmi les principaux, on trouve les acides acétique (principal constituant du vinaigre), malique, butyrique (qu’on retrouve dans le beurre rance), ou encore l’acide caproïque (à l’odeur de bouc). Ils sont généralement indétectables.
  • Le diacétyle, qui est un indicateur de contamination, dont la quantité varie selon la souche. Il se développe quand le cold crash est débuté trop tôt.
  • Les composés sulfurés, produits en grande quantité pendant la fermentation, et généralement éliminés avec le CO2. Ils sont responsables des odeurs d’œuf pourri, de légume cuit ou de chou.
  • Les composés phénoliques, recherchés dans certaines bières (hefeweizen, rauchbier…), mais habituellement considérés comme un défaut.
  • Les aldéhydes, qui constituent le précurseur de l’éthanol. Ils sont donc présents en grande quantité et s’avèrent utiles à la levure, supposée le réabsorber avec le temps. Toutefois, une petite quantité s’échappe inévitablement dans la bière. Ils produisent un arôme de gazon coupé ou de vieilles pelures de pommes.

Oxydation des acides bêta du houblon

Contrairement aux acides alpha, les acides bêta du houblon vont essentiellement être actifs lors de la fermentation et la garde, quand ils vont commencer à s’oxyder.

Ils vont, en quelque sorte, prendre le relais des acides alpha, et continuer à amériser la bière sur le long terme. Ils sont aussi antibactériens.

Libération des hydrocarbures du houblon

Souvent associé au pétrole, au charbon ou au gaz naturel, le terme hydrocarbure désigne en fait tout composé organique constitué uniquement d’atomes de carbone et d’hydrogène.

Dans le houblon, ils sont au nombre de quatre, et sont présents sous forme d’huiles essentielles :

  1. Le myrcène, très présent dans les houblons amérisants. Une fois dégradé ou oxydé, il donne des notes fruitées ou florales. Le myrcène est très présent dans les houblons américains comme le Simcoe, l’Amarillo ou le Cascade.
  2. L’humulène, présent en grande quantité dans les houblons aromatiques. Il est à l’origine du caractère boisé, terreux et herbacé de certaines bières. On le retrouve en quantité dans les houblons allemands (Hallertau Mittelfruh, Hallertau Hersbrucker) ou anglais (Bramling Cross, Whitbread Golding Variety…).
  3. Le caryophyllène se développe dans les variétés de houblon nobles. Il donne des notes épicées, boisées et terreuses. Il est présent dans les mêmes variétés que l’humulène.
  4. Le farnésène généralement présent en faible quantité (sauf dans certaines variétés nobles). Il apporte une touche fruitée et florale reconnaissable, et son parfum évoque la fleur de magnolia, le zeste de citron ou la lavande fraîche. Cet hydrocarbure est très présent dans les variétés d’Europe de l’Est (Saaz, Styrian Golding…) ou anglaises comme le Fuggle.

Ces quatre hydrocarbures et leurs dérivés sont responsables des flaveurs du houblon et disparaissent par évaporation. lls varient toutefois en fonction de la fraîcheur du houblon, du mode d’infusion (à chaud ou à froid), et de la maturité de la bière.

Bon à savoir

Les hydrocarbures cités ci-dessus sont les plus connus et sont ceux dont la teneur est indiquée sur les fiches descriptives des houblons.

Cette liste est très loin d’être exhaustive, car le houblon comporte plus de mille composés organiques, dont la majorité reste inconnue.

Garde

Une fois votre bière mise en bouteille, de nouvelles réactions chimiques s’opèrent.

Lors de la refermentation en bouteille, l’ajout de sucre va réactiver les levures. Néanmoins, contrairement à la fermentation, il n’y a pas de barboteur pour laisser échapper le gaz carbonique. Celui-ci va alors rester dans la bière et former les bulles.

Plus précisément, c’est lors de l’ouverture de la bouteille, avec la chute de pression, que le gaz va être relâché sous forme de bulles.

C’est également le gaz carbonique qui va être à l’origine de la mousse. Pour en savoir plus sur le processus chimique de création de la mousse, nous vous conseillons notre article « 7 questions pour comprendre l’importance de la mousse dans la bière ».

En vieillissant, les arômes de houblon vont s’effacer, et la bière subit une « madérisation » liée à l’oxydation. Son goût change pour prendre des notes rappelant le madère.

Pour aller plus loin

Nous vous recommandons les livres suivants : 

  • « Les levures et la fermentation » par les autrices du blog Comment brasser sa bière (Amazon.Com Inc. – 2021) ; 
  • « Secrets de brasseurs » par Matthieu Goemaere, Linda Louis et Thomas Mousseau (La Plage – 2016)

Leur contenu nous a beaucoup aidé pour rédiger cet article.

Définition des termes techniques utilisés

* L’amylase est une enzyme responsable de la dégradation de l’amidon en sucres simples comme le glucose ou le maltose.

** La réaction de Maillard est une réaction chimique durant laquelle les protéines d’un aliment brunissent en présence de sucre, d’eau et de chaleur. Comme c’est le cas lors du touraillage. À la différence de la caramélisation, la réaction de Maillard modifie les caractéristiques organoleptiques de l’aliment en créant de nouveaux arômes. C’est ce procédé qui explique la différence de goût entre deux grains d’orge touraillés et torréfiés à différentes températures.

*** Le pouvoir diastasique désigne la capacité des enzymes à dégrader l’amidon et à le réduire en sucre. Plus un grain est touraillé ou torréfié, moins son pouvoir diastasique sera élevé.

**** L’isomérisation désigne la transformation d’une molécule en une autre molécule, de même composition chimique, mais dont la structure des atomes est différente. Ses propriétés physiques et chimiques sont alors différentes.

Crédits photos :

  • Rorozoa
  • Freepik
  • Charlie Marshall
  • Kate Davidson
  • Joe

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