- Paul Lamendin
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Six techniques ancestrales de brassage de bière
Depuis l'invention de la bière il y a plus de 15 000 ans, les brasseurs ont expérimenté de multiples techniques d'empâtage et de fermentation.
Leur objectif : transformer de l'amidon – quelle que soit sa provenance (céréales, tubercules, graines…) – en un liquide fermenté alcoolique grâce à des interactions chimiques plus ou moins contrôlées.
Cet article s'adresse aux brasseurs amateurs désireux d'expérimenter différentes techniques de brassage. En effet, il n'existe pas qu'une seule façon de faire de la bière, une boisson bien plus complexe que le suggère la définition légale1.
Après avoir rappelé les grands principes chimiques de la saccharification, nous explorons six méthodes de saccharification :
- en maltant des céréales ;
- en cultivant des champignons amylolytiques2 ;
- grâce aux enzymes contenues dans notre salive ;
- en trempant des plantes amylolytiques ;
- avec des fruits ou des tubercules ;
- en acidifiant le moût (sans acide lactique).
Ces méthodes sont encore utilisées partout dans le monde. Elles produisent des bières au goût et à la texture parfois éloignées de nos bières modernes, mais néanmoins intéressantes à découvrir.
L'importance de la saccharification dans la production de bière
La saccharification est un processus chimique qui consiste à dégrader les molécules d'amidon et à les transformer en sucres.
Cette réaction chimique est rendue possible par la présence de deux enzymes, les amylases, spécialisées dans la découpe de l'amidon :
- L’alpha-amylase (α-amylases), qui coupe l’amidon en gros morceaux. Elle crée les sucres complexes (appelés dextrines), trop gros pour être transformés en alcool par les levures, et donnant du corps à la bière.
- La bêta-amylase (β-amylases), qui coupe l’amidon en molécules de glucose, créant le maltose. Celui-ci sera intégralement transformé en alcool par les levures lors de la fermentation.
Sans ces enzymes, il n'y a pas de saccharification. L'enjeu est donc de s'assurer de leur présence dans la maische. Pour cela, deux options s’offrent à vous :
- Elles sont naturellement présentes dans votre base végétale (comme c'est le cas avec les céréales maltées, notamment le malt d'orge). On parle alors de source enzymatique « endogène ».
- Si ce n'est pas le cas, vous devez ajouter des aliments qui les contiennent (comme des racines de munkoyo, voir la technique n°4). La source enzymatique est alors dite « exogène ».
Dans les procédés d'empâtage que nous utilisons tous, c'est la température de la maische qui déclenche l'action des enzymes. Avec d'autres méthodes, c'est le malaxage des drêches avec la source enzymatique exogène qui la déclenche.
Pour aller plus loin :
Les principales réactions chimiques qui se produisent lors du brassage sont expliquées dans notre article « La biochimie de la bière ».
Technique n°1 : usage de céréales maltées
Le maltage d'une céréale consiste à la faire germer puis à interrompre cette germination par séchage.
L'objectif de cette technique – vieille de 5 000 ans – est de forcer la céréale à produire des amylases, ce qu'elle fait naturellement en germant. Elle est très utilisée dans toutes les civilisations céréalicultrices, du Moyen-Orient aux Andes, en passant par l'Asie et l'Europe, qui en a fait la technique de saccharification de référence.
Le processus de maltage comprend quatre étapes :
- les grains sont hydratés pour provoquer un début de germination ;
- le germe et les radicelles poussent pendant 3 à 8 jours, selon la céréale ;
- la germination est stoppée par séchage et le grain est désormais nommé malt ;
- les germes sont retirés avant de stocker le malt.
Il est également possible, mais pas indispensable, de tourailler (griller) le malt pour le colorer.
L'utilisation en brassage est celle que vous connaissez : une fois concassés, les grains sont mélangés à de l'eau et chauffés à 60/70 °C pour favoriser l'action des amylases.
Technique n°2 : culture de champignons amylolytiques
Aussi ancienne que le maltage, cette technique continue à être largement utilisée en Asie. Les brasseurs y ont recours pour produire des bières de riz (notamment le saké japonais) et c’est la technique préférée des brasseries chinoises depuis plus de 3 000 ans. En Afrique et en Amérique du Sud, elle est plébiscitée pour produire des bières au manioc ou au maïs.
On estime même que c'est la seconde méthode la plus utilisée dans le monde, après le maltage.
Elle repose sur la culture de champignons amylolytiques. En effet, les mycéliums de certains champignons microscopiques possèdent des enzymes capables de transformer tout type de bouillies d'amidon en sucres fermentescibles. Ces champignons se trouvent en quantité sur certaines racines (gingembre), feuilles (mûrier, bananier), bourgeons ou écorces.
Cette méthode est l’une des plus complexes à reproduire chez soi, car elle nécessite une excellente connaissance de la flore locale. En outre, pour la réussir, vous devez parfaitement maîtriser tous les paramètres : humidité, température, nutriments, aération…
Avant de pouvoir brasser, vous devez ensemencer votre culture de champignons :
- Collectez, séchez et broyez les plantes porteuses des champignons amylolytiques.
- Faites cuire du riz, de l'orge, du blé, du manioc ou encore du maïs pour obtenir une bouillie d'amidon appelée empois.
- Saupoudrez ensuite l’empois avec les plantes broyées et pétrissez le mélange.
- Conservez plusieurs jours au chaud.
- Pétrissez des galettes ou des boulettes que vous ferez sécher au soleil ou dans un four.
Vous obtenez alors votre ferment (aussi appelés starter). Une fois séchées, les boulettes ou galettes d'amidon garnies de mycélium peuvent se conserver un an, voire plus.
Pour brasser votre bière, il suffit d'ajouter l'empois broyé à votre base de céréales cuites puis de pétrir le mélange semi-solide.
Laissez reposer quelques jours ou semaines, en fonction de votre recette. La particularité de cette technique est que la saccharification s'opère en même temps que la fermentation. En effet, ces champignons ont aussi la capacité de transformer les sucres en alcool.
La masse fermentée est ensuite diluée avec de l'eau pour obtenir de la bière après une éventuelle filtration.
Technique n°3 : l'insalivation
L'insalivation consiste à imprégner un aliment de salive. C'est une technique de saccharification qui remonte à plusieurs milliers d'années. Certains mythes mentionnent même l'usage de salive animale (notamment celle du sanglier, dont auraient été extraites les premières levures Kveiks).
La salive humaine contient une enzyme naturelle, la ptyaline, capable de réduire l'amidon en maltose puis en glucose. C'est grâce à elle que nous sommes capables d'assimiler les féculents et les glucides en général.
Le brassage par insalivation consiste donc à mâcher ou insaliver des boulettes cuites de pâte amylacée (qui contient de l'amidon) et à recracher la mixture dans un récipient.
Dans le détail, le processus de brassage est le suivant :
- Les céréales (maïs, riz, millet…) ou les racines (manioc, patate douce…) sont cuites.
- Une fois l'empois refroidi, environ 10 % sont prélevés pour être mâchés ou insalivés jusqu'à obtenir une purée liquide. Cette portion est ensuite recrachée avec le reste de l'empois dans un récipient (poterie, marmite…) et mélangée avec l'eau de cuisson.
- Le mélange est remué pendant une heure ou deux pour provoquer la saccharification de l'amidon. L’action de la ptyaline suffit à saccharifier la totalité de la maische.
- Lorsque la maische est liquide et sucrée, passez à la fermentation spontanée ou provoquée (entre 2 à 6 jours).
L'insalivation est notamment utilisée par des tribus indigènes d'Amazonie pour brasser la chicha, une boisson traditionnelle fermentée à base de maïs ou de manioc.
Cette vidéo montre le processus de fabrication de la chicha à base de manioc :
Technique n°4 : usage de plantes amylolytiques
Cette autre technique fait aussi appel à une source enzymatique exogène : l'usage de plantes amylolytiques. En l'état actuel des études sur le sujet, elle ne semble utilisée qu'en Afrique, notamment en République démocratique du Congo, en Zambie et au Sénégal.
Le principe est similaire à celui présenté dans les techniques 2 et 3 : une source enzymatique est ajoutée à un empois. Ici, les enzymes sont apportées par des racines de plantes locales réunies sous l'appellation munkoyo. Ces dernières sont particulièrement riches en β-amylases (jusqu'à une fois et demie de plus que le malt d'orge).
Le processus de brassage est le suivant :
- Préparez les racines en retirant l’écorce et en prélevant les fibres (environ 500 g pour 20 litres de munkoyo).
- Broyez les grains de mil, sorgho, maïs… Vous pouvez aussi utiliser de la farine achetée dans le commerce (environ 2,4 kg de farine de maïs pour 20 litres de munkoyo).
- Mélangez les grains broyés ou la farine avec de l'eau chaude, pour produire la maische. Continuez à faire chauffer pendant deux à trois heures à température moyenne en brassant régulièrement.
- Laissez refroidir le temps nécessaire pour que la maische atteigne la température ambiante.
- Une fois refroidie, la maische prend la consistance d'un porridge épais. Mélangez un peu avant d'incorporer les racines de munkoyo préalablement humidifiées pendant une heure environ.
- Laissez la mixture reposer pendant 12 h environ. La maische va alors se liquéfier naturellement sous l'action des enzymes.
- Retirez les racines du moût avant de le filtrer et de le séparer dans plusieurs contenants et laissez fermenter à température ambiante. Au bout de 24 h de fermentation, vous obtiendrez une bière sans alcool titrant à 0,4 % d'alcool. En laissant fermenter 24 à 48 h de plus, le taux d'alcool monte à environ 2,1 %.
Cette vidéo (en anglais, mais compréhensible sans maîtriser la langue) montre comment brasser le munkoyo :
Technique n°5 : mûrissement de fruits ou de tubercules
Cette technique est traditionnellement utilisée en Afrique, en Amazonie et en Asie. Elle repose sur le sur-mûrissement de fruits (banane, banane plantain, châtaigne…) ou la décomposition de tubercules (igname, manioc, taro…) riches en amidon.
Les fruits ou les tubercules sont placés épluchés, préalablement trempés et enveloppés de feuilles dans un mûrissoir (grand récipient, tronc d'arbre évidé, fosse, fumoir…). Si vous utilisez des tubercules, il faudra préalablement les cuire.
L'enveloppe de feuilles (bananier, palmier…) permet d'augmenter la température et contribue à apporter des micro-organismes utiles à la saccharification et à la fermentation. La source enzymatique est donc mixte.
Avec ce procédé, la décomposition de l'amidon libère des sucres, immédiatement fermentés grâce aux levures sauvages présentes sur les feuilles.
Une fois les fruits ou les tubercules suffisamment mûrs, ils sont pressés pour en extraire le jus sucré. Ce jus est ensuite filtré, et le liquide de rinçage conservé.
Le moût est donc constitué :
- du jus sucré (1/3),
- de l'eau de rinçage (1/3),
- d'un ajout d'eau (1/3).
Pour certaines boissons comme le Mbege (bière de banane) tanzanien, on y ajoute une farine de mil ou de sorgho malté, fraîchement grillée avant d'être concassée.
La bière obtenue est généralement faiblement alcoolisée (entre 2 et 5°).
Technique n°6 : acidification de l'empois d'amidon
De la Russie à Bornéo, en passant par l'Afrique et l'Amérique du Sud, l'acidification de l'empois d'amidon est généralement associée à une des techniques mentionnées précédemment, qu'elle permet d'accélérer.
En effet, seule, elle n'est pas suffisante pour libérer l'intégralité des sucres de l'amidon. De plus, un moût trop acide nuit à la fermentation : l'acide contribue à dégrader l'alcool, ce qui est à l'opposé du but recherché.
L'acidification de l'empois d'amidon repose sur un principe simple : dans un milieu fortement acide (pH < 4), l'amidon se transforme en sucres grâce à un procédé chimique naturel.
En Europe, les bières brassées à partir de cette technique (comme le kvas russe ou le boza bulgare) nécessitent une infusion de pain toasté à laquelle on ajoute des baies ou des fruits acidulés (airelle, groseille, argouse…).
Elle est aussi utilisée dans de nombreuses autres recettes, comme le saké, la Berliner Weisse allemande, les lambics belges ou la kaffir beer sud-africaine.
Certaines sour beer sont également basées sur cette méthode, mais leur acidité est généralement obtenue grâce aux levures choisies et non par acidification de la maische.
Les six techniques présentées dans cet article montrent qu'il existe de multiples façons de faire de la bière.
Si le maltage s'est imposé en Europe, c'est en grande partie car il permet une meilleure stabilité de la saccharification et une large palette d'arômes. Avec la culture de champignons amylolytiques, elle est aussi la seule méthode qui a pu être industrialisée.
Les autres, difficilement contrôlables, restent artisanales et produisent une bière généralement faiblement alcoolisée au goût variable.
Elles n'en restent pas moins intéressantes à expérimenter et permettent de découvrir des textures et des saveurs différentes.
Allez-vous franchir le pas ?
Sources
1 Selon la législation française, « la dénomination "bière" est réservée à la boisson obtenue par fermentation alcoolique d'un moût préparé à partir du malt de céréales, […] de sucres alimentaires et de houblon, […] et d'eau potable. ». Cette vision réductrice est de plus en plus remise en question par des brasseurs qui privilégient le processus de brassage aux ingrédients.
2 Un composé organique amylolytique est capable de décomposer chimiquement les molécules d'amidon.
Crédit photo : Joshua Newton
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